mardi 13 août 2013

"Lettre à mon père"

Instantanés de labours. 20 avril 2004
Il s’assit au bord du champ, pour « regarder », un peu comme les peintres prennent du recul par rapport au tableau sur lequel ils travaillent, pour «juger de l’effet » ou «tester l’harmonie . Il se sentit soudain las. Ce n’était point la fatigue – oh, celle-là, il la connaissait depuis si longtemps …- mais quelque chose de plus profond qui lui prenait le ventre, le cœur et la gorge.


- Ah, mon pauvre, tu vieillis, soupira-t-il tout haut.

Le son de sa voix le fit presque sursauter. Aux alentours, pourtant, le bruit était présent : coassements des corneilles, gazouillis plus lointain d’un merle en train de nicher, là-bas, dans la haie derrière le cabanon à outils.

Le vent sifflait dans les branches du jeune noyer – celui-là, ce serait pour sa fille, les deux autres, pour son petit-fils – et il entendait même au loin le bruit du train dans la vallée.
Il regardait le travail accompli, une journée de plus, une tâche de moins, avec le sentiment d’avoir encore réalisé quelque chose d'’important et d’inutile, d’éternel et de fugace, de bien et de mal.

- Quoi de plus ingrat et de plus beau que de travailler la terre, pensait-t-il.
Le soleil commençait à peine à décliner et l’air était exceptionnellement doux en ce début de printemps. La terre était encore humide à un fer de bêche, mais une croûte dure s’était déjà formée là où il y a quelques jours à peine sa charrue traçait des sillons.
 


Il faudrait penser à l’eau : l’été caniculaire qu’ils avaient connu l’année précédente lui avait remis en mémoire les mètres cubes de réservoirs, les tonneaux de récupération et les tuyaux. Au matériel hétéroclite qu’il avait récupéré de-ci de-là pour stocker cette précieuse eau de pluie, s’était ajoutée une pompe, de récupération elle aussi,  pour vider toutes les citernes nécessaires à la survie des précieuses cultures. Les cultures de l’Héritière. Un champ entier de coucourdes…Il sourit en pensant aussi à leur livre, « Jean de Florette », et il se dit qu’il serait rudement bien là, assis au bord du champ, le dos appuyé sur les branches du gros sureau qu’il avait bien dû se résoudre à scier, et qu’il serait bon de relire ce fameux livre, si on voulait bien lui f…la paix une minute ! …

Il se releva, inspectant méthodiquement une fois de plus le labour. La terre sentait bon. L’air sentait bon. Comment les gens pouvaient-ils vivre en ville ? Son univers était ailleurs, son passé, ses racines, sa richesse, tout ce qui faisait de lui quelqu’un de précieux était ici. Le savait-il seulement ?

Il chercha sa montre du regard mais ne trouva qu’une marque blanche à son poignet. L’église du village, dont il pouvait distinguer le clocher entre les arbres, sonna alors six heures. Il se leva, ramassa ses outils et les rangea dans le cabanon.

En partant, sans même qu’il s’en rende compte - tant le geste était automatique -, il se retourna une derrière fois pour contempler – vérifier ? – son travail. Oui, c’était bien fait : il avait bien fait ça.

 
Léonard de Vinci avait écrit qu’une journée bien remplie donnait une bonne nuit, et qu’une vie bien remplie donnait une bonne mort. Cette phrase, qu’il avait lue dans la chambre du peintre, dans le château de Clos Lucé qu’il avait visité il y a bien des années, lui revint à l’esprit comme à chaque fois qu’il avait le sentiment du travail bien accompli.

Alors, seulement, et tout doucement – parce qu’on n’a pas besoin de se presser quand on est heureux – il rentra chez lui.



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